Identité et immigration, humanité et altérité. Où va la France ? Où va le monde ?

Mis en avant

La guerre des autres

La première condition qui fonde une nation c’est la reconnaissance d’une identité commune, définie par une langue, une culture et un territoire communs.

La première condition qui permet la relation c’est la reconnaissance de l’altérité.

Une nation qui ne stimulerait pas les relations entre ses membres ne pourrait vivre. Ce serait un corps sans âme.

Une nation qui ne développerait pas des relations avec d’autres nations serait condamnée à mourir.

Mais il n’y a pas d’altérité et donc de relation possible si l’on renonce à exister quand l’autre s’affirme radicalement autre au point de devenir hostile.

La conscience de soi n’est pas un en soi mais un être avec. Plus on se confronte à l’autre, plus on éprouve l’altérité, plus on se révèle à soi-même. Toute identité, toute qualité n’est toujours que relative.

Le piège du mimétisme c’est de croire qu’on puisse s’affirmer contre l’autre, en s’appropriant ce que l’on convoite chez lui. On ne peut s’affirmer que par rapport à un autre, en laissant ouvert l’espace entre soi et l’autre, non en le détruisant.

Vivre l’altérité suppose donc la reconnaissance d’un écart, l’entendement sur un espace, une différence qui laisse chacun exister.

Or la conscience de l’altérité respectueuse de l’autre suppose d’abord le respect de soi-même.

Le respect de soi-même n’est pas l’enfermement en soi-même mais la première condition de l’ouverture à l’autre.

Le respect de soi-même n’est pas qu’attention à soi, mais aussi renoncement à l’illusion de pouvoir se suffire à soi-même. Et bienveillance envers cette présence de l’autre en soi, qui oriente le désir vers un autre au dehors.

Quand la générosité conduit à l’impuissance et la culpabilité

Identité, altérité, respect, espace, désir, conscience… Ces notions sont au cœur de tous les drames contemporains.

Le drame de la France face aux défis posés par les flux migratoires tient essentiellement à son impuissance à poser sereinement la question de son identité. Et donc à définir l’espace symbolique qui lui permettrait de nouer des relations sereines avec tous les autres.

On peut utiliser la métaphore biologique pour décrire les groupes humains. Tout organisme vivant est un système qui tend à maintenir un équilibre dynamique entre les éléments qui le constituent. Dans le corps humain, le système immunitaire a pour rôle d’opérer un tri parmi les micro-organismes qui transitent à l’intérieur du système, en déterminant ceux qui peuvent être assimilés, et ceux qui doivent être rejetés. L’excès comme la carence de certains éléments extérieurs peut entraîner la maladie ou la mort. La bonne santé dépend du maintien d’un juste équilibre homéostatique. Un organisme en bonne santé se fortifie et se développe en harmonie avec son environnement, un organisme en mauvaise santé s’affaiblit et ne peut résister à la prolifération de germes pathogènes. Il se désagrège et meurt.

Aujourd’hui la France est non seulement incapable de définir une politique migratoire, elle est surtout incapable de s’accorder sur ce qu’elle considère comme un bon équilibre : comment rester ouverte sur le monde extérieur, accueillir des personnes sur son territoire, tout en se protégeant des conséquences néfastes d’un afflux excessif. Quelle place doit-elle accorder à ceux qui résident sur son sol ? Dans quelles proportions ? Selon quels critères ?

Or si elle n’est pas capable de définir cela, c’est parce qu’elle ne sait plus qui elle est.

Cette impuissance tient à la culpabilité qu’elle entretient à l’égard de personnes sensément redevables à qui elle a ouvert ses portes.

L’accueil de l’étranger est un principe universel de toute société humaine. La France est une nation généreuse. Et elle se sent tenue d’honorer cette qualité qui se fonde sur des principes qu’elle porte et revendique.

Selon l’étymologie, la générosité est ce qui caractérise la bonne race, la noblesse d’âme. Pourquoi la France serait-elle aujourd’hui malade d’être une bonne race, une nation noble ?

La France est coupable d’être un pays riche, une grande puissance. Elle est coupable d’avoir été un royaume esclavagiste, puis un empire colonial. Elle fait donc partie du camp des exploiteurs.

Les temps ont changé, les régimes qui ont succédé à ces périodes contestées ont pu même faire acte de repentance ; la coopération, l’aide au développement, l’action humanitaire font partie du prix payé pour se racheter une bonne conscience vis-à-vis des anciens colonisés. Mais dans l’esprit de certains, la France reste un pays exploiteur, et donc éternellement coupable.

Selon cette logique, c’est la France qui est redevable envers ceux qu’elle accueille, et non ceux qui sont accueillis dont on devrait attendre une reconnaissance. Peu importe les efforts ou le nombre de personnes accueillies, la France restera toujours coupable. Elle devra toujours payer. Cela justifie même qu’elle soit humiliée. Et que les Français d’aujourd’hui restent débiteurs pour les crimes commis par leurs ancêtres.

Accueillir des étrangers sur son sol, ce n’est pas leur accorder une faveur, c’est un dû. Surtout pour les descendants de ceux qui ont été spoliés.

Le fait de se voir octroyer un statut de résidents ne les obligent en aucune façon à s’intégrer. Ni à se conformer à des lois, des obligations, des coutumes locales. Ce statut de victimes dont ils sont héritiers les autorise au contraire à s’en affranchir, à vivre selon leurs propres coutumes, leurs propres lois, et même à s’isoler du reste de la société pour vivre en communautés fermées afin de préserver leur identité.

Toute exigence de renoncement à certains éléments identitaires au nom des lois républicaines qui s’appliquent à tous ne peut être que la confirmation d’une société injuste, violente, raciste, xénophobe, qui refuse de reconnaître l’aspiration légitime de chaque individu à faire respecter ses droits.

Multiplier les discours séparatistes et victimaires fondés sur l’islamophobie fait partie de la stratégie des islamistes, afin d’instrumentaliser les populations d’origine musulmane pour les retourner contre la majorité.

Mais ces discours de culpabilisation de la majorité par des minorités et ceux qui s’en font les défenseurs n’auraient jamais pu se développer depuis des décennies avec une telle efficacité si la France n’avait d’abord consenti à devenir victime de la mauvaise conscience.

La mauvaise conscience est un mal qui détruit l’identité, l’esprit d’un individu ou d’une nation, de l’intérieur. L’autre devient l’accusateur, celui qui nourrit la culpabilité en fournissant des arguments à la mauvaise conscience. Celui dont la seule présence en tant qu’autre constitue un rappel de la faute commise.

Dès lors plus d’autre alternative que de rejeter l’autre, ce qui revient à lui donner raison, ou d’accepter sa condamnation en se morfondant dans la contrition, et en se dépossédant de tout pouvoir de création d’un autre modèle pour vivre l’identité et l’altérité.

Immigration et ressentiment

Les discours idéologiques qui stigmatisent la France comme un pays oppresseur et coupable par essence s’appuient sur ce que Nietzsche appelle la morale du ressentiment.

La France est un pays fort. Du moins elle l’a été. Selon la morale des faibles, elle doit s’excuser d’être forte. C’est un péché originel qu’elle doit expier en se résignant à devenir faible. Et tout doit être fait pour l’affaiblir.

Pour Nietzsche[i], les êtres de ressentiment sont une race d’hommes pour qui « la véritable réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne se dédommagent qu’au moyen d’une vengeance imaginaire. » Nietzsche lie ainsi le ressentiment à ce qu’il nomme la « morale d’esclave », qui est par essence constituée par le ressentiment, par un non créateur. Ainsi, l’être de ressentiment est profondément réactif, c’est-à-dire qu’il est dans une situation d’impuissance qui engendre des frustrations. Tout homme, quel qu’il soit, à qui l’on interdit l’action, et qui de ce fait se trouve dans l’impuissance, est affecté par le ressentiment : c’est-à-dire qu’il ne peut que subir l’impossibilité de s’extérioriser.

Il n’est pas étonnant que ce ressentiment envers la France s’exprime aujourd’hui sous la forme de discours racialistes, qui tendent à essentialiser l’opposition entre les races. La France n’est pas tant accusée en tant qu’Etat ou nation, ni jugée coupable en raison de sa politique coloniale au cours des siècles passés, c’est l’homme blanc, violent, dominant, raciste et oppresseur par nature, qui est le vrai coupable.

En réintroduisant la notion de race que les discours antiracistes entendaient contester, on empêche à tout processus de réparation ou de pardon de s’opérer. On assigne à certains un statut de bourreaux selon leur appartenance à la race blanche, et à tous les autres un statut de victimes du racisme blanc. On essentialise les rapports de domination, qui deviennent le fait exclusif du Blanc ou de l’Occidental.

Si l’on suit cette logique du ressentiment, accueillir des étrangers sur son sol, aider un pays plus faible économiquement à se développer, ou même multiplier des actions humanitaires, ce n’est pas une marque de générosité mais un signe d’arrogance, d’une volonté de prolonger les rapports de domination et d’exploitation.

Par ce phénomène d’inversion des valeurs et du rapport de forces entre le fort et le faible qui se vit condamné à l’impuissance, le simple fait d’aider une personne se retourne contre celui qui aide, et devient une marque de faiblesse qui justifie qu’on abuse d’elle, qu’on la méprise et qu’on la considère comme inférieure.

On ne peut véritablement comprendre ce qui paralyse la France, l’empêche d’affirmer son identité face à des étrangers qui se retournent contre elle, si l’on ne tient pas compte de ces mécanismes fondés sur le ressentiment, d’autant plus puissants qu’ils reposent sur l’irrationnel.

La France est prisonnière de ce jeu mimétique du ressentiment, car elle se laisse piéger par ses propres valeurs perverties par la mauvaise conscience.

Les discours nourris sur le ressentiment enferment les personnes d’origine étrangère dans un statut victimaire par essence. Cette victimisation s’amalgame avec les discours idéologiques portés par la gauche à l’égard des minorités opprimées : racisme, stigmatisation, injustices sociales, professionnelles, etc.

La France, déjà divisée sur ces questions, se voit prise au piège de sa générosité et de ses principes humanistes, antiracistes, tiers-mondistes, qui se retournent contre elle. Elle se retrouve injustement accusée d’être la cause de tous les malheurs les étrangers ou des fils d’immigrés qui vivent en France. En exonérant a priori ces derniers de toute responsabilité quant au sort qu’ils subissent.

Le drame de l’homme du ressentiment, c’est qu’il se retrouve lui aussi pris au piège de cette morale de l’esclave, condamné à l’impuissance et à l’inaction. Et donc en proie à toutes les récupérations.

La force consiste à surmonter cet état qui n’est alors plus qu’un état passager, par exemple en surmontant le désir de vengeance. Ce que Nietzsche nomme le renversement axiologique face à l’inversion des valeurs.

Or ce renversement qui permettrait une sortie par le haut semble aujourd’hui impossible.

La seule issue possible consisterait pour la France à renouer avec la conscience de son identité, c’est-à-dire de sa force. En choisissant de n’être plus esclave de la mauvaise conscience, mais en assumant la posture du fort.

Non pas en imposant sa force selon une logique de domination, comme l’en accusent ceux qui veulent l’enfermer dans le ressentiment. Mais en acceptant d’une part l’objectivité du rapport de forces, sa capacité à agir et décider de son avenir selon une posture d’autorité, et non pour satisfaire une exigence morale. Et d’autre part le pouvoir objectif que lui donne la fidélité à son choix de valeurs. C’est-à-dire la capacité à agir pour transformer la réalité de façon positive, au lieu de s’y résigner sous l’angle du sentiment réactif.

Il ne s’agit donc pas de céder à une quelconque nostalgie à l’égard de mythes nationalistes ou d’une identité de carton-pâte qui se limiterait à des clichés cocardiers. Mais de réaffirmer ce qui fait que la France est aimée des autres nations : sa culture, son art de vivre, son ouverture au monde, son rayonnement, sa créativité. Mais aussi tout ce qui fait d’elle un ensemble vivant, uni, dynamique, fédérateur, susceptible d’être pris comme un modèle par d’autres.

Pour être en mesure d’intégrer des étrangers qui souhaitent vivre en France ou devenir français, elle doit redevenir capable de stimuler l’intérêt, le goût, l’adhésion, l’envie pour ces personnes de s’approprier réellement ce qui fait l’esprit français. Et tout faire pour les inciter à s’intégrer.

Mais elle doit abandonner tout scrupule, toute culpabilité à se séparer de ceux qui portent atteinte à son intégrité ou à celle de ses enfants, qui refusent de s’intégrer et s’enferment dans une attitude hostile.

Un organisme qui s’accroche à un autre et se nourrit de son énergie est un parasite. La France n’a pas vocation à faire vivre des parasites. Mais elle a incontestablement une mission d’éducation, une mission civilisatrice, qui ne tient pas qu’à son niveau de vie ou aux avantages de son système social. La France est une chance pour qui choisit d’y vivre et de s’enrichir intérieurement sans renoncer à ses racines. De s’épanouir et de s’accomplir humainement, mieux et plus facilement qu’il n’aurait pu le faire en restant dans son pays d’origine.

Cette attitude ouverte, généreuse, respectueuse de l’autre, suppose la reconnaissance de ceux qui en bénéficient. Un jeu à somme positive, à l’inverse du ressentiment.

Les gentils, les méchants, et le grand remplacement

Les discours sur l’immigration que l’on attribue communément à l’extrême droite tendent à opposer deux types de populations, jugées irréconciables selon une ligne de fracture identitaire : eux et NOUS.

La société française serait menacée par ceux qui prônent le mélange impossible et irresponsable entre deux éléments qui ne pourraient fusionner, ni même cohabiter sans finir par se repousser. Comme l’huile et l’eau agitées dans un même bocal ne peuvent former un corps homogène. D’un côté « la France », constituée d’individus installés depuis plusieurs générations sur le territoire, d’extraction européenne, a priori de couleur blanche et de culture chrétienne. Et de l’autre « les étrangers » ou « les immigrés », qui vivent sur notre sol mais ne peuvent ou ne veulent pas s’intégrer.

La raison de cette incapacité tiendrait à leur culture d’origine, trop différente de la nôtre. Elle rendrait impossible toute acclimatation aux mœurs françaises, toute intégration dans le corps de la nation, toute possibilité de se conformer à la culture française : autant de signes du principe républicain d’assimilation.

Cette idée pose que ces gens-là ne SONT pas comme nous. Il y a une incompatibilité radicale entre eux et nous. Ils sont donc condamnés à rester toujours des étrangers. C’est pourquoi ils se regroupent entre eux et constituent des communautés à part, ils rejettent le mode de vie français et refusent de correspondre à l’idéal-type du bon Français.

Puisque la proportion des étrangers augmente continuellement dans la société, c’est leur nombre qui finit par poser problème. Car au-delà d’un certain seuil, le principe de tolérance invoqué pour justifier qu’une fraction de la population vive en parallèle avec le reste de la société selon le concept du vivre ensemble ne fonctionne plus. Les tensions deviennent trop importantes et les réflexes de rejet commencent à apparaître. Les revendications communautaires pour préserver telle identité ou tel mode de vie suscitent des réactions identitaires face aux replis séparatistes et à la multiplication des violences commises par des étrangers.

Le point limite, souvent invoqué pour appeler davantage de fermeté à l’égard de ceux qui génèrent des problèmes, ou davantage de tolérance pour désamorcer les tensions, c’est la guerre civile.

Poussée à sa limite, cette logique de rivalité identitaire renforce l’idée qu’il existe des identités radicalement incompatibles au sein de l’espèce humaine. Au point qu’elles ne pourraient cohabiter au risque de déclencher la guerre.

Cette croyance inspire la thèse de Samuel Huntington à propos du Choc des civilisations. Le monde serait aujourd’hui confronté à un affrontement entre des civilisations mues par une volonté d’imposer leur domination hégémonique. Les frictions au sein des sociétés, entre une majorité qui tente de préserver son modèle et des minorités qui tentent de s’imposer contre elle, entretiendraient ce choc civilisationnel.

Ces tensions existent. Les menaces existent. A ce titre, le lien longtemps rejeté entre immigration et délinquance ne peut plus être nié. L’absence de consensus au plan national sur la politique d’immigration pose également un grave problème. Cependant, l’erreur consiste là aussi à essentialiser le problème. En réduisant les secousses provoquées par la mondialisation à un rapport de forces entre des ensembles géographiques ou des civilisations.

Beaucoup ont intérêt à jouer de ces oppositions, en les exaltant et en les résumant à une causalité fondée sur le choc des cultures, des religions ou des civilisations. Ce qui revient finalement à opposer de façon caricaturale les gentils d’un côté, et de l’autre les méchants. Les gentils, c’est-à-dire nous ; et les méchants c’est-à-dire eux. Sans jamais préciser clairement ce qui définit ce nous et ce eux.

Selon l’idéologie woke fondée sur la mauvaise conscience, les gentils sont les éternelles victimes par essence : les étrangers persécutés, et ceux qui les défendent. Et les méchants, ce sont les autres : la majorité honnie, et tous ceux qui dénoncent l’immigration, le multiculturalisme, le métissage, au nom d’une idée figée et mortifère de la France.

Cette vision binaire peut paraître réductrice, puérile. Pourtant, impossible de s’en défaire. Les peurs alimentent des discours qui renforcent ces mécanismes réflexes, qui à leur tour alimentent les peurs.

A ce propos, il est très surprenant d’entendre un ministre de l’Intérieur membre d’un gouvernement critiqué pour son laxisme face à la multiplication des violences et crimes commis par étrangers en situation irrégulière, affirmer qu’il faut être « méchant avec les méchants« , et « gentil avec les gentils« . Une façon de dire qu’il faut faire la part entre des gentils immigrés, à intégrer, et des méchants immigrés, à expulser.

Cette façon de présenter les choses réduit la problématique de l’immigration à une morale comportementale. Et la politique migratoire de la France à une morale rétributive, qui devrait récompenser les gentils et punir les méchants.

En d’autres termes, cette déclaration de Gérald Darmanin suite à l’affaire de la petite Lola, une adolescente cruellement torturée puis assassinée par une Algérienne frappée par une obligation de quitter le territoire français, démontre à quel point l’autorité publique sensée fixer le cap en matière d’immigration et garantir l’ordre public est engluée dans la morale du ressentiment.

En répondant ainsi aux affaires qui exacerbent l’indignation de l’opinion, le ministre avoue son impuissance à s’élever au-dessus des affects et du ressentiment. Il se fait l’instrument des idéologies qui se définissent par rapport à un ennemi, réel ou supposé. L’ennemi est jugé comme étant la cause de l’impuissance et du mal subi. Par opposition, celui qui le subit s’attribue une supériorité morale imaginaire. Nietzsche résume cela par cette formule : « Ils sont méchants, donc nous sommes bons. »

Pour l’idéologie woke, l’ennemi c’est la France, l’Occident ou l’homme blanc. Pour les vrais racistes d’extrême droite, l’ennemi c’est l’étranger, jugé nocif par essence. Ces deux idéologies sont les deux faces d’une même monnaie : la morale du ressentiment. Et son ressort demeure le même : le sentiment réactif d’impuissance auquel se sent assigné le faible. Les étrangers qui rejettent la France sont victimes du ressentiment parce qu’ils se sentent faibles, assimilés à la condition d’esclave. Et ceux qui en appellent à une identité française en réaction contre les immigrés en veulent à ces ennemis de la France qu’ils jugent responsables de leur relégation à un statut d’infériorité.

Grand remplacement ou Great Reset ?

La théorie du grand remplacement, souvent évoquée au sujet de l’immigration, s’inscrit dans cette logique paranoïaque, en la poussant à sa limite. Elle prétend que l’inaction des politiques face aux problèmes objectifs que pose l’immigration résulterait d’un processus planifié, ayant pour finalité de remplacer la population historique d’un pays comme la France par une autre population étrangère d’introduction récente. Jusqu’à ce qu’elle la supplante numériquement et la balaye totalement en la recouvrant par sa culture.  

Les partisans de cette théorie assimilent souvent cette population hétérogène qui tente de remplacer la nôtre à la figure de l’Islam conquérant et à son projet de domination du monde. Notamment tel qu’il s’exprime dans le Projet des Frères musulmans : infiltrer les sociétés démocratiques afin de prendre le pouvoir, imposer la charia, imposer l’Islam comme religion d’Etat, et enfin instaurer un Califat mondial. Sauf que ce projet vise à imposer un modèle totalitaire de type théocratique, pas à anéantir les populations non-musulmanes en les chassant des territoires conquis.

La théorie du grand remplacement est une théorie d’extrême droite dont l’origine remonte à la fin du 19e siècle, et qui fut introduite dans le débat contemporain en 2010 par l’écrivain Renaud Camus. Son succès tient au fait qu’il se nourrit d’un sentiment d’impuissance d’une part grandissante de l’opinion face à une immigration devenue pléthorique, inassimilable, et aux problèmes qu’elle génère. Mais aussi au fait qu’une part de son analyse est juste.

Ce fait n’est jamais évoqué par les médias mainstream, mais il existe bien une volonté d’utiliser les flux migratoires pour affaiblir les sociétés démocratique, notamment la France.

L’afflux massif de migrants originaires des anciennes colonies françaises du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne à partir des années 1960 répondait à un objectif des milieux d’affaires, industriels et d’une partie de la classe politique au pouvoir de recourir à une main d’œuvre abondante, bon marché et docile afin de diminuer les coûts salariaux et doper la croissance. Cette politique rencontra à cette époque l’hostilité du Parti communiste, qui vit à juste titre dans cet afflux de main d’œuvre étrangère sous-payée une concurrence déloyale par rapport aux travailleurs nationaux, un moyen de maintenir les salaires à un bas niveau, et un risque de faire augmenter le chômage pour les travailleurs français. Ce qui fut effectivement le cas après le premier choc pétrolier.

Mais ce n’est qu’un aspect du remplacement. Dans une perspective plus globale, il existe une stratégie conçue par l’oligarchie anglo-américaine en vue d’instaurer progressivement une gouvernance et un ordre mondial conformes à leurs intérêts, qui utilise les flux migratoires comme un facteur déstabilisant parmi d’autres pour fragiliser les pays qui en sont la cible. En particulier les pays d’Europe, qui ont vocation à être totalement vassalisés par les Etats-Unis.

Le but n’est ici pas de substituer une population à une autre, mais de dissoudre progressivement les Etats-nations afin de faciliter leur intégration dans le Nouvel Ordre Mondial. Favoriser l’arrivée massive et constante de populations étrangères, empêcher les Etats de s’opposer à cet afflux au nom des règlements européens, substituer le modèle communautariste au modèle d’assimilation républicaine, instrumentaliser les crispations identitaires et encourager le séparatisme en utilisant les discours antiracistes et la défense des minorités, sont autant de moyens pour parvenir à cette fin.

L’idée est de fracturer la société, de dissoudre peu à peu le sentiment national, de discréditer toute référence à la nation, en assimilant ceux qui s’y réfèrent à une vision fermée, passéiste, d’extrême droite, de forcer les peuples à abandonner leur souveraineté et leur identité pour à se fondre dans une souveraineté européenne imaginaire sans aucun fondement historique et juridique, et dans un grand indifférencié mondialiste : la mondialisation heureuse, où les cultures nationales tendraient à disparaître. Comme en témoigne cette affirmation surprenante chère à Emmanuel Macron : « La culture française n’a jamais existé !« 

Pour faire accepter ce changement de paradigme et se fondre dans le collectif englobant mondialiste, il faut marteler sans cesse l’idée est que le brassage des populations constitue un « progrès », qu’il représente « l’avenir », que la nation est une notion dépassée, que l’identité nationale c’est la guerre civile, mais qu’au contraire l’immigration une chance, qu’il faut donc ouvrir les frontières, accueillir tous les réfugiés au nom du droit d’asile, aux nom de la tradition d’accueil de la France, de nos grands principes, et d’une fraternité floue qui escamote le caractère structurant mais aussi clivant des différences. Et surtout en niant les problèmes objectifs que pose le renoncement à l’intégration des étrangers et une gestion concertée de l’immigration, en particulier de l’immigration illégale.

Sauf que jamais ne se pose la question de l’identité et du destin communs. Au contraire, malgré les bonnes intentions affichées, le but de cette stratégie n’est pas de créer des êtres libres et égaux, un monde fraternel et unifié, mais une société radicalement inégalitaire composée d’esclaves, d’individus soumis et sous contrôle total, au service d’une infime minorité.

Agiter le spectre du Grand remplacement est utile. Cela permet de faire oublier la perspective bien plus réelle et actuelle du Great Reset : l’avènement de la dystopie la plus totalitaire que l’humanité ait jamais connue. Et ce Great Reset n’est pas une chimère, mais un objectif clairement assumé par ceux qui le mettent en place.

Du monde commun à l’être commun

A bien des égards, ce projet est bien pire que le grand remplacement. Il s’agit d’un projet cosmopolitique sans racines, sans identité, sans âme, et donc totalitaire, comme l’était le projet de cosmopolitisme de Staline.

Il n’est pas étonnant qu’il s’accompagne d’une vision eugéniste et transhumaniste. Avec une volonté de modifier de façon définitive le génome humain. Le génome, c’est la mémoire de notre Histoire, individuelle et collective. C’est la transcription au plan biologique de Qui nous sommes au plan existentiel, en tant qu’individus descendants d’une lignée et membres d’une même espèce. Prendre possession du génome, c’est prendre possession de l’humain, le chosifier. Et s’approprier son identité, le sens de son évolution.

Tentation démiurgique ou sataniste, qu’Hannah Arendt résume par la réification du monde commun. La forme la plus grave de l’immoralité politique qui conduit à la disparition des relations intersubjectives riches spécifiques de l’humain pour faire place à des relations pauvres, dépersonnifiantes et objectivantes parce qu’elles ne prennent pas en compte l’autre dans l’infini de ses dimensions, mais aussi parce qu’elles ne font pas droit à la complexité du corps social. Prendre possession du gêne, c’est prendre possession des êtres dans ce qui fait leur singularité et leurs caractères communs. C’est résumer l’identité et l’étrangèreté au seul critère de l’utilité.

L’eugénisme (du grec eugenis : bien né), c’est la science des bonnes naissances. Ce qui discrimine les bons et les mauvais non en fonction de leurs mérites mais dès le berceau. Réduire ou éliminer les mauvais et favoriser les bons, c’est pour les eugénistes le but à poursuivre. Très en vogue à partir du 19e siècle, l’eugénisme a connu les succès qu’on connaît chez ceux qui s’affirmaient comme les représentants d’une race ou d’une nation supérieure : darwinisme, malthusianisme, aryanisme, maoïsme…

Dérivé du scientisme, le projet transhumaniste en est à la fois un avatar et une synthèse, qui sépare l’humanité future en trois catégories : les dieux, composés de l’élite dominante, les esclaves, nécessaires pour faire fonctionner le système et contrôlés par les IA, et les inutiles, à éliminer.

On est ici à l’opposé de la notion de générosité, qui associe la bonne race au fait de pratiquer le bien et de tendre la main à l’autre. A une vision de la société fondée sur la noblesse des sentiments, la solidarité manifestée par le don, le partage (et la reconnaissance qui en découle), s’oppose un monde ordonné en strates, où les individus n’auraient aucun lien les uns avec les autres, mais qui se verraient attribuer des droits en fonction de leur statut, sans aucun espoir d’amélioration de leur condition ou d’émancipation. Sinon par leur conformité rigoureuse à des normes, le renoncement au libre arbitre, et le monitoring permanent par des IA.

C’est la fin de toute humanité. Car il n’y a pas d’humanité sans rencontre de l’altérité. Et la possibilité de définir un monde commun à partir d’un consensus. L’identité numérique gérée par le système, c’est la fin de toute possibilité d’exprimer un je suis à partir de l’expérience de son propre rapport à l’autre et au monde, en s’affirmant comme créateur autonome de valeur, et en éprouvant cette valeur au travers de la relation d’altérité signifiante.

La seule antidote à ce cauchemar, c’est de réhabiliter le cosmopolitisme. Non sous la forme du relativisme culturel, du métissage ou du multiculturalisme, mais sous la forme d’une civilisation globale qui respecte les particularismes identitaires, culturels, régionaux, nationaux, en les intégrant dans une nouvelle forme d’universalisme qui ne soit pas qu’un idéal, mais qui procède d’une expérience individuelle de l’Etre collectif qu’est l’humanité.

Il faut ici donner au mot cosmopolite non pas le seul de citoyen du monde, mais plutôt de membre de l’humanité. Le citoyen du monde exerce des droits et des devoirs au sein d’un ensemble politique – le monde dans sa dimension universelle – qui garantit le pluralisme des identités selon une égalité de statut et une même liberté d’agir. Être membre de l’humanité est une déclaration plus essentielle, qui suppose avant tout faire corps de façon indissoluble. Cela suppose que chaque membre ne définit pas son agir sur la base de son identité, personnelle ou collective en référence à une culture d’origine ou une communauté, ou de ses intérêts personnels. Mais relativement à cette appartenance à un corps qui le transcende. Ses buts s’inscrivent dans une perspective qui le dépasse, et qui va bien au-delà de l’intérêt général.

Être humain, ce n’est pas partager des caractéristiques communes qui définissent l’espèce, c’est participer à une aventure commune, à un être commun, pas à un être ensemble ou avec. C’est être conscient de son intrication avec l’autre, avec tous les humains, tout en jouissant d’une liberté totale, ontologique, d’actualiser et d’orienter le sens de cette intrication. C’est orienter son désir d’accomplissement personnel vers les plus hautes réalisations offertes à tous les membres de la même espèce.

Cette conversion du désir est l’opposé exact du ressentiment et de son corolaire, la violence mimétique. C’est l’amour au-delà du sentiment, de la noblesse d’âme des êtres généreux, c’est la force qui dynamite les limites du soi et du non-soi sans pour autant sombrer dans les écueils du sacrifice, du fusionnel ou du collectivisme.


[i] Nietzsche : Généalogie de la morale