On peut à juste titre s’étonner de l’ampleur excessive du débat sur le voile relancé à propos de l’affiche de la FCPE présentant une femme voilée puis de l’intervention d’un élu RN contre une femme voilée au Conseil régional de Bourgogne Franche-Comté. Au point d’occulter totalement celui sur la radicalisation amorcé suite à l’attentat de la Préfecture.
S’agit-il d’un simple phénomène d’emballement médiatique, d’une forme d’autocensure, d’un réflexe discursif qui focalise sur le voile dès qu’on évoque la question de l’Islam, ou d’une obnubilation des journalistes et de l’opinion publique sur une symbole qui cristallise les représentations ?
Sans doute un peu des trois.
Peut-on supposer qu’il y ait une volonté de censurer un sujet fondamental qui touche à la sécurité nationale derrière un paravent qui occuperait les esprits sur la question du voile ?
Personne n’imagine aujourd’hui qu’un quelconque pouvoir en ait la capacité sinon l’envie.
La seule question qui vaille alors d’être posée c’est : à qui peut profiter la relégation au second plan du combat à engager contre le fondamentalisme islamiste et la traque des profils radicalisés ?
Assurément ceux à qui profite le plus cette monopolisation du débat sur le voile sont les premiers intéressés, à savoir les islamistes eux-mêmes. Et ce pour trois raisons.
D’abord parce qu’en occupant les Français sur la partie émergée de l’iceberg on minimise le problème, on lui ôte toute apparente gravité et on empêche les Français de regarder la question de fond : qu’est-ce que la radicalisation ? Qui sont les islamistes ? Quel est leur projet et quel danger représentent-ils pour la démocratie ?
Ensuite parce que le voile permet de cristalliser les tensions en opposant dans une vision manichéenne et victimaire les gentils – les musulmans, les femmes qui portent un voile et ceux les défendent au nom de la liberté de conscience, de la laïcité ou de la défense des minorités – et les méchants – les extrémistes, les racistes, les xénophobes, islamophobes et tous ceux accusés de vouloir stigmatiser les musulmans ou restreindre les libertés.
Enfin l’hystérisation du débat sur le voile profite à ceux qui veulent se servir de cette thématique de « la stigmatisation des musulmans » en confortant l’idée que le voile serait un simple « choix vestimentaire » ou un « signe religieux » indissociable de l’Islam, et en incitant les personnes de confession ou d’origine musulmane à faire bloc autour des femmes voilées selon un réflexe communautariste.
Au contraire parler objectivement et sereinement des phénomènes de radicalisation et de la meilleure façon de protéger les musulmans en premier lieu de ceux qui veulent les instrumentaliser permettrait de rassembler tous les Français autour des valeurs républicaines et de la défense de la démocratie contre toute atteinte à son intégrité, son unité ou ses valeurs.
C’est pourquoi il est essentiel de sortir de cette myopie intellectuelle qui consiste à s’obséder sur le voile pour revenir à des préoccupations plus générales, plus essentielles et plus urgentes.
Car la question du voile n’a d’intérêt d’être posée que relativement à la conscience du danger d’une idéologie qui l’instrumentalise pour en faire un signe de ralliement, un étendard et une pierre de scandale.
L’attentat djihadiste perpétré à la Préfecture de Police par un Français converti à l’Islam et radicalisé a marqué un tournant majeur dans la conscience collective à propos de la réalité du risque terroriste. Il a montré que la menace pouvait venir non plus seulement de l’extérieur, d’une organisation terroriste implantée à l’étranger et recrutant sur le territoire français des « soldats » ralliés à sa cause, mais du cœur de la population et même du cœur de nos institutions.
A la figure d’un Mohamed Merah, jeune délinquant des cités recyclé dans le djihadisme, ou de kamikazes comme Salah Abdelslam organisant depuis la Belgique des attentats sur le sol français commandités par Daesh, succède celle d’un bon père de famille martiniquais, agent de la Préfecture depuis 16 ans, habilité secret défense, et dont la radicalisation était passée sous les radars des services de renseignement.
La prise de conscience amorcée à propos des dangers réels de l’islamisme a aussi jeté un éclairage plus critique sur l’incompétence, l’inaction ou l’échec du gouvernement à prévenir les phénomènes de radicalisation. Mais aussi sur l’absence d’une vraie politique de lutte contre l’islamisme parallèlement aux efforts de la lutte antiterroriste.
La lutte antiterroriste se concentre sur des actions dans le domaine du renseignement, la prévention et la neutralisation des actes terroristes. Mais le djihadisme n’est que l’aboutissement spectaculaire et dramatique d’une politique sournoise qui vise à répandre une idéologie, endoctriner les personnes de confession ou d’origine musulmane, désigner l’Etat, la France, la République ou la démocratie comme un système qui stigmatise et persécute les musulmans, et les pousser au mieux à se retrancher de la nation, au pire à entrer en conflit avec elle.
L’antiterrorisme ne peut rien sans une politique réfléchie et efficace de lutte contre l’islamisme.
Or autant il est relativement facile de désigner des criminels qui attentent à la sécurité et à l’ordre public en tuant des innocents, autant il est beaucoup plus difficile de combattre une idéologie. Encore faut-il identifier son ennemi, le nommer, comprendre sa stratégie et le combattre en s’appuyant sur la loi.
On ne peut combattre une religion ni assimiler l’Islam radical, politique et idéologique, aux différents courants de l’Islam présents en France.
On ne peut non plus pénaliser des idées. A moins que celles-ci ne constituent explicitement un trouble à l’ordre public, une menace pour des personnes ou la sécurité. L’antisémitisme est pénalement répréhensible parce qu’il encourage la haine des Juifs. Mais ce n’est pas une doctrine ou des discours antisémites qui sont hors-la-loi, ce sont ceux, personnes ou organisations, qui en font la promotion.
Si l’on veut lutter contre l’islamisme il faut donc que l’Etat s’engage à identifier, poursuivre, dénoncer et juger les individus et les organisations qui en font l’apologie, se revendiquent ou appartiennent à ces courants idéologiques : imams, responsables et organismes religieux, éducateurs, etc…
Il faut prouver la volonté d’endoctrinement et les menaces objectives que ces discours idéologiques font peser sur des personnes et la société. Le risque d’endoctrinement, d’embrigadement, de sujétion idéologique, le risque de radicalisation, le risque de trouble à l’ordre public et celui d’infiltration des réseaux de pouvoir.
Par exemple il ne faut pas hésiter à interdire en France des organisations qui sont l’émanation des Frères musulmans ou se réfèrent à son idéologie. A interdire à des personnes qui se réfèrent implicitement de ces organisations de siéger dans des instances représentatives du culte musulman ayant pour vocation de dialoguer avec l’Etat.
Cette politique ne pourra porter ses fruits sans un patient effort d’éducation fondé sur le rappel des fondamentaux républicains. Education en direction de l’opinion pour rappeler les principes démocratiques et l’esprit de la loi, pour inviter à se rassembler autour de ces principes et à refuser toute tentation de la division. Education à l’école sous la forme d’une initiation civique à la citoyenneté pour enseigner les valeurs républicaines, sensibiliser aux risques de radicalisation, expliquer la réalité et les motivations du terrorisme, comprendre les phénomènes de dérives sectaires et les dangers de l’affrontement communautariste. Education en direction des populations musulmanes pour rappeler l’attachement aux principes de liberté de conscience et de culte mais aussi inviter à un devoir citoyen de cohésion et de vigilance quant aux dangers qui les menaces en premier lieu.
Ce combat demande de la détermination, de la nuance et de la constance. La réduction des immenses enjeux qu’il comporte à des micro-polémiques sur le voile constitue la meilleure façon de le faire échouer, de neutraliser toute vigilance et tout discernement critique, et de figer le débat national autour de l’opposition binaire entre les « pour », complices implicitement de la stratégie islamiste, et les « contre », assimilés aux extrémistes.
Il ne faut pas éluder la question du voile, de sa symbolique et de son instrumentalisation dans l’espace public. Mais cela n’a de sens que dans le cadre d’une réflexion globale et exigeante sur les limites acceptables des discours et des pouvoirs idéologiques, politiques ou religieux qui utilisent la référence à l’Islam comme un stigmate identitaire en vue de diviser, d’opposer, de contester l’ordre, l’éthique ou le droit républicains.
Toute cristallisation imaginaire des peurs légitimes à propos de l’islamisme sur les stéréotypes d’un ennemi « visible » qui serait symbolisé par un démarquage vestimentaire ne peut que brouiller l’analyse et précipiter les mécanismes de boucs émissaires.
Face à un « ennemi invisible » et qui entend le rester, la seule façon de se protéger est de se battre en refusant de s’arrêter à la quête de « signes extérieurs de radicalisation » mais de toujours veiller à rattacher la sémantique aux discours, aux idées et aux intentions qu’elle sert.