Face à l’odieuse agression terroriste dont elle est l’objet, la République française tente de réagir en combattant Daesh.
Il faut bien l’avouer : les démocraties, en particulier la nôtre, semblent impuissantes à anéantir ce monstre qu’on nomme terrorisme et qu’elles ont en partie contribué, par lâcheté ou par calcul, à créer et faire grandir. Et surtout, elles échouent à endiguer la séduction que les fondamentalismes religieux et l’idéologie terroriste exercent sur certains jeunes tentés par la radicalisation.
On a raison de rappeler que les terroristes entendent frapper au cœur de notre République parce qu’ils en rejettent les valeurs : le principe d’Etat de Droit, c’est-à-dire la prééminence du Droit humain qui régit les institutions publiques sur toute autre forme de législation ou d’autorité ; la liberté, en particulier la liberté de conscience, d’opinion et d’expression ; l’égalité, en particulier l’égalité des sexes et le rejet de toute forme de soumission de la femme ; le respect et l’attention portée aux droits des minorités, religieuses, ethniques, sexuelles et autres ; la fraternité, la solidarité et le goût de célébrer le vivre ensemble, notamment lors de manifestations festives par-delà toutes différences.
En revanche on se trompe quand on se contente de réaffirmer ces valeurs conçues comme universelles et qu’on aimerait considérer comme durablement garantes de notre civilisation, aptes à faire reculer la barbarie et surtout à prévenir toute forme de fascination pour ce que nous considérons comme une régression vers le chaos et la violence.
Nous nous aveuglons parce que les terroristes et ceux qui les endoctrinent ont une très haute opinion de leur mission. La haine qu’ils ont pour l’Occident, souvent évoquée, ne suffit pas elle seule à justifier leur volonté fantasmatique de nous anéantir. Par-delà la destruction qu’ils entendent méthodiquement orchestrer, il y a un projet. Un projet d’établissement d’une autre forme de société, la seule valable et licite selon eux. Une société théocratique entièrement régie par les lois de la charia dans sa version la plus pure selon eux, et la plus proche des origines de l’Islam. Et donc conforme aux desseins de Dieu.
Il faut oser le reconnaître, notre principe de laïcité, qui garantit la liberté de conscience et d’exercice du culte religieux, principe qu’il faut bien entendu défendre au risque de nous laisser déborder, est aussi hélas un piège idéologique que nous aveugle et nous empêche d’apporter des réponses appropriées à ceux qui remettent en cause note modèle de civilisation.
La rationalité a fait reculer depuis plusieurs siècles les discours religieux au second plan. Ce faisant elle a, du moins en France, évacuer de la sphère publique toute référence à une quelconque transcendance. Sinon sous la forme de l’Idéal de la République et de ses grands principes.
Dans le monde dans lequel nous vivons, cette référence aux idéaux républicains ne suffit plus à répondre à un évident besoin de transcendance de beaucoup de nos contemporains.
Notre société apparaît avant tout régie par le matérialisme, notre monde soumis aux lois du libéralisme financier. Et notre idéal apparaît parfois comme lointain sinon mensonger.
Quand la transcendance est totalement ignorée, quand la réalité spirituelle est ignorée sinon combattue au nom du rationalisme, quoi d’étonnant à ce qu’ils refassent surface sous des formes dévoyées.
Ce retour du refoulé ne concerne pas seulement le religieux. Car la laïcité permet une vraie liberté pour chacun d’exercer sa religion tant qu’elle ne porte pas atteinte aux lois républicaines.
Il illustre bien plus encore un besoin élémentaire de l’homme, universel et négligé dans notre société matérialiste, de se relier à une part du Réel plus élevé que lui-même.
Il ne s’agit pas de réinstaurer un quelconque culte, ou de remettre l’idée de Dieu au cœur des discours publics.
Mais à coup sûr il est temps de nous réveiller. Et de prendre conscience que tous les maux dont nous souffrons, proviennent à un niveau élevé de compréhension, des mêmes mécanismes : le refoulement du spirituel de la sphère publique. Et son retour parfois hideux sous des formes dévoyées.
Quand le mot Fraternité ne signifie plus autre chose qu’un « vivre ensemble » vague et vide, contredit par la réalité de chaque jour où les égoïsmes et l’individualisme triomphent le plus souvent du souci de l’autre, quand il ne se traduit plus que par des exaltations émotionnelles aussi superficielles qu’éphémères, quand le besoin essentiel de faire corps et de faire sens commun en temps de crise ne voit comme seules réponses apportées que des déclarations de bonnes intentions ou une gestion strictement sociale des malheurs individuels ou collectifs, alors la soif de transcendance se fait plus aiguë.
Ajouté à ce constat la faillite des idéologies qui a entraîné la perte du Collectif. Et l’on comprend que se fasse plus cuisant le besoin d’être relié, au-delà des limites de sa propre existence, à un corps et à une réalité supérieure qui donnent du sens à celle-ci.
La République n’a plus à offrir à ses enfants que le rappel d’un Idéal qui s’est appauvri. Et s’est peu à peu détaché d’une réalité qui nous met en lien avec le monde de l’essence.
Car qu’on le veuille ou non l’Esprit est une réalité et n’est pas un projet, un fantasme, un idéal ou une idée.
Si cette réalité n’est pas gouvernée par les lois de la rationalité, elle n’est est pas moins présente. Elle ne se prouve pas. Mais elle s’éprouve. Et elle s’éprouve d’autant plus par son absence.
Alors que le lien qu’on entretient avec ces réalités supérieures orientent naturellement l’être que nous sommes vers le Bien, son absence, son refoulement ou sa négation peuvent engendrer une frustration qui se traduit parfois par un réflexe de défense à l’égard des mécanismes qui en refoulent l’action. Et conduire certains à agir de façon violente pour faire éclater le carcan doit ils se sentent plus ou moins consciemment prisonniers.
Il n’est donc pas étonnant que des esprits fragiles déjà marginalisés par la délinquance soient tentés de donner du sens à leur vie et de retrouver du lien avec une forme de transcendance et s’engageant dans une folie destructrice. Certains se rebellent contre leur famille ou leur milieu d’origine. D’autres se radicalisent et adhèrent à des discours qui leur proposent une voie de salut aussi fallacieuse que mensongère.
Notre République gagnerait donc à juguler son orgueil et à ajourner ses discours.
Car il est urgent et capital de le reconnaître : la référence aux Droits-de l’homme ne suffit plus aujourd’hui à donner du sens et un horizon au monde dans lequel nous vivons. Elle est caduque. Le monde a changé et nous en sommes toujours à répéter les mêmes antiennes héritées de notre passé glorieux.
Nos démocraties pèchent aussi parce qu’elles ont tendance à apporter des réponses aux crises et aux mutations en se contentant d’ajuster le Droit et leurs moyens d’action aux évolutions et aux défis que le monde leur lance. Or le juridique n’est pas une panacée mais un moyen. Si l’Etat doit garantir des droits fondamentaux, ceux-ci n’ont de sens que s’ils se réfèrent à une éthique. Et par-delà l’éthique, à un Sens qui dépasse les valeurs qui sous-tendent le Droit et que les hommes choisissent pour régir leurs sociétés.
Ce qui fait cruellement défaut à nos sociétés démocratiques, surtout à la France dont le principe de laïcité est historiquement adossé à des philosophies positivistes et athéistes, c’est un « supplément d’âme ».
Le succès de Daesh et la séduction qu’il opère ne résident pas dans la nouveauté de son discours. L’Histoire a connu bien d’autres sectes millénaristes et l’islam radical n’en a pas aujourd’hui l’exclusivité. Mais sa force pernicieuse vient du fait que pour certains elle donne l’illusion de combler un vide. Là où les rhétoriques républicanistes sont muettes, là où les autorités religieuses en place peuvent paraître timorées ou reléguées au rang accessoire ou à la seule conscience individuelle, les fondamentalistes jouent dans la surenchère et la provocation sur ce terrain.
Et leur séduction est d’autant plus forte que leur rhétorique nous apparaît à juste titre comme une régression moyen-âgeuse totalement éloignée du paradigme dans lequel nous vivons. Il y a comme un plaisir pervers à se laisser séduire par ces discours, comme pour affirmer sa volonté de faire sécession par rapport à un système qui s’enorgueillit de sa force et de sa modernité mais reste obstinément sourd à certaines réalités.
La République a, depuis les réformes napoléoniennes, renoncé à toute forme de transcendance exprimée publiquement. Les pères de la Révolution française avaient édifié le « culte de l’Etre suprême » en lieu et place des églises. Mais cette référence, mélange maçonnique de culte de la Raison et du Divin, aura peu duré.
Durant la guerre d’Algérie, le général De Gaulle s’adressant à la nation pouvait encore dire : « Pourvu que dieu me prête vie et que le peuple m’écoute« . Une telle référence au Divin dans la bouche d’un Président de la République paraîtrait aujourd’hui totalement choquante.
Or la République et ses principes ne sont pas l’Alpha et l’Oméga de la Réalité. Elles ne sont qu’un régime politique, le meilleur que nous nous soyons trouvé. Et relève donc du temporel.
Pour qu’une société puisse vraiment rejoindre l’Universel, elle a besoin d’atemporalité. Et même d’un sentiment d’éternité, non dans sa durée, mais dans ce qui la dépasse. C’est ce sentiment-là que nous avons peu à peu oublié. Et dont nous avons honte en le refoulant au nom de la laïcité.
Même si c’est absolument nécessaire, on ne répondra donc pas à la séduction terroriste en traquant les réseaux salafistes, en expulsant les imams qui professent la haine, en surveillant ou en accompagnant les jeunes les plus tentés par la radicalisation dans les banlieues.
Il faut aussi prendre conscience de ces mécanismes. Et apporter des réponses.
Gigantesque défi pour la République !
Les politiques sont pour la plupart à des années-lumière de cette révolution pourtant nécessaire. Tôt ou tard ils seront pourtant acculés à ajourner leurs discours et leur action. A subordonner leur engagement public et leurs décisions à une exigence et à une cohérence éthique qui fait aujourd’hui défaut. A privilégier la fidélité effective à des valeurs aux intérêts personnels, stratégiques, économiques, aux préoccupations électoralistes, partisanes ou budgétaires.
Mais l’éthique ne suffit pas. Les voici face à un besoin lancinant qui s’exprime sous des formes diverses dans nos sociétés traversées par une même angoisse, un même questionnement qui relève de la quête du Sens collectif.
L’homme occidental du 21e siècle ne peut plus se contenter des Droits-de-l’homme comme seule horizon de civilisation. Il lui faut plus. Pour répondre aux défis multiformes du monde dans lequel nous vivons, il lui faut un surplus de conscience qui ne soit pas seulement laissé à l’initiative individuelle mais s’exprime aussi dans l’espace collectif.
Notre siècle souffre encore du vide laissé par la faillite des idéologies du précédent. Le « retour du religieux » souvent prophétisé, ne semble pour l’heure s’exprimer que sous des formes régressives d’avatars qui conduisent à l’inversion du Sens et des valeurs. Ou une attitude frileuse et conservatrice dans le meilleur des cas.
Il est temps de faire retour. Non pas en arrière comme le voudraient les fanatiques millénaristes. Mais au-dedans et à l’essentiel. De nous questionner sur ce qui fonde les valeurs que nous croyons universelles et tendent à élever l’humanité vers le Bien plutôt que le Mal et vers sa destruction.
Il y a un horizon nouveau à conquérir. Mais qui ne relève pas de l’investigation scientifique, de la quête de pouvoir ou de l’exploration de nouveaux territoires. Cet horizon est celui de l’Esprit.
Le temps des religions est effectivement dépassé. La rationalité a effectivement déconstruit la part mythique qui en constituait l’armature. Mais il ne faut pas s’arrêter là. Face au vide laissé il faut aller de l’avant et renouer sous d’autres formes avec la réalité spirituelle.
Cela ne passe pas seulement par une éventuelle « pratique » spirituelle. Mais par un changement en profondeur de l’être collectif. Un changement de la conscience collective qui se traduise par un changement dans la manière de vivre dans nos sociétés et de les gouverner.
Les tragédies et les chocs comme celui que nous vivons bousculent cette conscience. La force à aller au-delà de l’accablement ou de l’émotion pour puiser en soi des forces nouvelles.
Il ne s’agit pas seulement de « résister » au terrorisme comme on l’entend souvent. En réaffirmant les mêmes discours et les mêmes valeurs comme pour conjurer la peur du mal. Il s’agit d’inventer, d’innover.
Nous n’avons aucun autre alternative : grandir, ou sombrer.
Une des préalables pour parvenir à sortir de l’aveuglement où nous sommes enfermés, c’est de prendre conscience que la laïcité est justement ce qui permet de déconnecter le Droit et l’action publique du religieux. Alors que les sociétés théocratiques entendent au contraire subordonner le Droit et toute la vie sociale à la loi religieuse telle que l’a transmise la tradition. Crispée dans une lecture radicale, elle ne peut qu’entrer en conflit avec le réel et la modernité.
Notre erreur est, partant de cette volonté, d’ignorer les réalités supérieures qui nous traversent et nous constituent, qu’on le veuille ou non, qu’on croit en un « dieu » quelconque ou qu’on soit agnostique.
Bien au contraire, ce qu’il faudrait, c’est permettre à l’expression « spirituelle » (et non seulement « religieuse ») de s’exprimer pleinement dans la sphère publique, non pour imposer des modèles, fixer le cadre du licite et de l’illicite, mais pour éclairer la vie en société d’un faisceau de sens avec comme souci constant la recherche du bien le plus large et le plus élevé.
Beaucoup de nos contemporains sont séduits à juste titre par la spiritualité bouddhiste, parce que celle-ci ne semble pas se préoccuper d’instaurer des lois mais plutôt de tendre vers un exercice permanent et pacifique de la compassion envers tout vivant.
Rêvons qu’une telle ouverture de conscience inspire réellement et pleinement l’action publique et notre vie collective, pour ne plus être simplement régis par les incantations et les émotions, mais être et agir constamment avec une pleine conscience de ce qui est bon, de ce qui est juste, de ce qui est vrai, de ce qui va dans le sens de la vie et du respect de celle-ci, et non de ce qui est licite ou conforme à un modèle.
Les fous de Daesh, on l’a assez dit, visaient notre « art de vivre à la française ». Un art de vivre insouciant, volontiers frondeur, hédoniste, et que le monde nous envie.
Il ne s’agit pas de renoncer à notre culture. à notre liberté, mais peut-être de réfléchir si ce que la France a de meilleur à offrir au monde autant qu’à elle-même ne réside pas dans des aspirations plus élevées.
D’en finir avec cet orgueil qui nous fait croire que notre nation est le centre du monde au point d’être parfois ignorants de ses tourments parce qu’obnubilés par notre propres petits malheurs. Et de nous ouvrir vraiment à l’autre, avec pour souci de donner, d’accueillir et partager ce que nous avons de meilleur.